"LES HOMMES LIBRES" par le professeur Daniel Lefeuvre
Dépourvus d’existence culturelle ?
On se demande alors à quoi pouvait bien répondre la Grande Mosquée de Paris et le cimetière musulman de Bobigny, si ce n’est aux besoins culturels et cultuels des musulmans du département ?
Mais il existe bien d’autres manifestations (1) de cette existence et de sa prise en compte : respect par l’Armée des prescriptions en matière d’alimentation, des fêtes et des rites funéraires musulmans ; aménagement, avant la Première Guerre mondiale, par la Compagnie des mines d’Auby-les-Douai (département du Nord), d’un lieu de prière pour ses ouvriers musulmans. Benjamin Stora entre sur ce plan en contradiction avec lui-même, quand il rappelle que c’est à Paris qu’est né, avec la création en 1926, de l’Étoile Nord-Africaine, le nationalisme algérien organisé et qui regroupe, en métropole, environ 3 000 militants.
N’est-ce pas là une manifestation culturelle autant que politique ? C’est à Paris, également, que sont publiés journaux et revues nationalistes. Enfin, le film et le dossier rappellent qu’il existe à Paris de nombreux cabarets « orientaux » comme le Tam-Tam, La Casbah, El Djezaïr ou encore El Koutoubia.
Enfin, Benjamin Stora affirme qu’après le débarquement anglo-saxon en Afrique du Nord (novembre 1942) « coincé par les autorités allemandes qui le pressent […] de collaborer franchement », le directeur de la Mosquée a été « obligé de se soumettre ».
Kaddour Ben Ghabrit collaborateur ?
L’accusation est grave. Elle mériterait d’être étayée. Comment, par quels actes, par quels propos cette collaboration s’est-elle manifestée ? Dans quelles circonstances ? On ne nous le dit pas. Comment admettre une telle liberté vis-à-vis de la méthode historique qui exige, pour toute affirmation, l’administration de preuves.
Le film et le dossier pédagogique témoignent aussi d’un angélisme confondant. Magnifiant, en l’amplifiant démesurément, le soutien que la Mosquée a pu apporter à quelques Juifs pendant l’occupation allemande, il laisse ignorer la profondeur de l’antijudaïsme d’un nombre considérable d’Algériens musulmans, qui s’est manifesté dans les émeutes qui ensanglantèrent Constantine en août 1934 et qui s’exprime tout au long de la guerre et ultérieurement.
(1) Sur cette question, se reporter au travail novateur de Michel Renard, notamment Gratitude, contrôle, accompagnement ; le traitement du religieux islamique en métropole (1914-1950), Bulletin de l’IHTP, n° 83, premier semestre 2004, pp. 54-69.