"LES HOMMES LIBRES" par le professeur Daniel Lefeuvre
La sortie, mercredi 28, du film « Les hommes libres » s’accompagne de la diffusion d’un dossier pédagogique, destiné aux professeurs de collège et de lycée. L’objectif est assumé : susciter des sorties scolaires et transformer une œuvre, ô combien de fiction comme le démontre l’historien Michel Renard, en « document » historique .(1)
Pour asseoir auprès du public et du monde enseignant la crédibilité historique du film, le metteur en scène s’est attaché la participation de Benjamin Stora dans la rédaction de ce dossier. Dès lors, il n’est pas déplacé d’en mesurer la pertinence scientifique.
Et, autant le dire tout de suite, certaines affirmations de Benjamin Stora laissent stupéfait.
Ainsi, comment peut-il affirmer que « dans l’Algérie de l’époque, les Algériens musulmans n’avaient pas la nationalité française. Ni Français, ni étrangers : ce sont donc des « hommes invisibles » qui n’auraient donc « aucune existence juridique ou culturelle » ?
Pas Français, les Algériens musulmans ?
On peut admettre que B. Stora ignore que, dès les années 1840, la nationalité française a été reconnue aux Algériens musulmans – comme d’ailleurs aux Juifs de l’ancienne Régence – par plusieurs arrêts de la Cour supérieure d’Alger qui rappelle, en 1862, que « tout en n’étant pas citoyen, l’Indigène est Français » et de la Cour de Cassation qui stipule que « la qualité de Français est la base de la règle de leur condition civile et sociale ». Il est, en revanche, incompréhensible qu’il ignore le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 qui confirme que « l’indigène musulman est Français ».
Bien d’autres dispositions, dans le droit du travail, comme l’accès à la plupart des emplois à la fonction publique (à l’exception de quelques fonctions d’autorité), consacré par la loi Jonnart de 1919 ou l’intégration des travailleurs algériens dans la sphère de protection de la main-d’œuvre nationale du 10 août 1932, etc. suffisent à démontrer que les Algériens disposent bien de la nationalité française.
Autre confirmation : répondant à une enquête prescrite en juillet 1923 par le ministre de l’Intérieur sur « la situation des indigènes originaires d’Algérie, résidant dans la métropole »(2), le préfet de Paris avoue son incapacité à fournir des informations détaillées car, contrairement aux étrangers, les Algériens, « sujets français », ne sont astreints « à aucune déclaration de résidence, ni à faire connaître leur arrivée ou leur départ. »
D’ailleurs, au grand dam du gouverneur général de l’Algérie, qui s’en plaint auprès du ministre de l’Intérieur, certaines municipalités, principalement communistes, n’hésitent pas à délivrer à ces Français des cartes d’électeurs !, activité
Les Algériens sont-ils, en métropole, des « hommes invisibles » ? Autre assertion étonnante.
Pour le pire et le meilleur, la présence des Algériens en métropole est loin d’être invisible. Combattants aux côtés des Poilus de métropole et des Alliés, travailleurs venus complété les effectifs de l’industrie et de l’agriculture, les Algériens ont noué des liens, parfois étroits, avec les Français qu’ils ont côtoyés lors de la Première Guerre mondiale.
Cette participation à l’effort de guerre a laissé des traces, y compris dans le paysage : des tombes musulmanes sont présentes dans les carrés militaires, une kouba est édifiée, en 1919, au cimetière de Nogent-sur-Marne pour rendre hommage aux soldats musulmans morts pour la France. Enfin, l’existence de la Grande Mosquée de Paris, inaugurée par les plus hautes autorités de l’Etat en 1926, ne rend-elle pas visible cette présence au cœur de la capitale ?
À Paris encore, mais aussi en banlieue, le Bureau des Affaires Indigènes (BAI) de la Ville de Paris créé en mars 1925 ouvre à l’intention des Algériens des foyers rue Leconte, à Colombes, à Gennevilliers et à Nanterre ainsi que deux dispensaires. C’est également à son initiative qu’est construit l’hôpital franco-musulman de Bobigny, inauguré en 1935, auquel est adjoint, en 1937, un cimetière musulman.
(1) Preuve de cette confusion, le libellé de la question n° 3, activité 3, p. 21 du dossier : « d’après le film, quelles actions les résistants maghrébins entreprennent-ils contre l’Occupant ? ».
(2) Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), 9 H / 112.