Les Pieds-Noirs. Histoire d’une blessure
Commentaire de Jean-Claude Guillebaud
Des pieds-noirs et des larmes
Durant l’été, à la campagne, il nous arrive de grandes plages de silence, des insomnies, du temps devant soi... Alors, on en profite pour relire un vieux livre, compter les étoiles ou revoir sur DVD un film récemment découvert. Visionné à nouveau cette semaine, un film a effectivement produit sur moi le même effet que la première fois : une silencieuse mais forte émotion.
C’est un long documentaire (trois épisodes) consacré à l’histoire de ces « pieds-noirs ». Réalisé en 2007 par Gilles Perez, je crois bien que « Les Pieds-Noirs, histoires d’une blessure » est sans équivalent à ce jour.
Quarante-sept ans après, le temps me paraît venu d’écouter cette souffrance. Elle fut si longtemps refoulée. Ou niée. La métropole n’accueillit que du bout des lèvres ces Français d’Algérie, en 1962, quand ils durent choisir entre « la valise ou le cercueil », et quitter leur pays, leurs maisons et leurs cimetières. Pendant quatre longues décennies, leurs larmes n’eurent pas très bonne presse. Surtout à gauche. Ne s’agissait-il pas de « colons » ? De privilégiés ? D’exploiteurs ? Ce chagrin n’était-il pas - comme celui des harkis - monté en épingle par l’extrême droite méridionale ? Tous « fachos », les pieds-noirs !
Alors, ces Français-là, on accepta bien, par la suite, de célébrer leur réussite, leur intégration métropolitaine et leur bonne humeur, mais à condition qu’ils fassent à peu près silence sur le reste. D’accord pour écouter Guy Bedos, Enrico Macias ou Marthe Villalonga ; d’accord pour lire les romanciers venus de « là-bas » (de Max-Pol Fouchet à Jules Roy ou Louis Gardel) ou se souvenir des déchirements d’Albert Camus, mais pas davantage.
La France, en somme, ne s’intéressa jamais vraiment à l’histoire de cette turbulente communauté faite d’Espagnols, de Juifs séfarades, de Maltais, d’Italiens ou d’Alsaciens-Lorrains que l’Algérie avait fondus en un peuple français véritable. Avec ses naïvetés. Avec son goût du bonheur et son attachement à la patrie métropolitaine, qu’on venait défendre en traversant la Méditerranée, via la campagne d’Italie, et en chantant « C’est nous les Africains »...
Si la France n’en a pas encore fini avec sa mémoire algérienne, si l’obligation lui est faite de regarder ce passé en face, on aurait tort de croire que seules les souffrances algériennes et musulmanes sont concernées. Il y a aussi celle des pieds-noirs, menu peuple de Bab el-Oued, de Constantine ou d’Oran qui fut bel et bien berné par le régime gaulliste. Et abandonné à son sort : l’exil et le silence.
C’est cette histoire-là que le réalisateur Gilles Perez a entrepris de rapatrier pour de bon (si l’on peut dire) dans la mémoire nationale, par le truchement de ces trois épisodes, tous les trois bouleversants. Le romantisme des origines, c’est celui de l’édification d’un pays et de la création d’une manière de peuple créole, mais plus français que les Gaulois eux-mêmes. Les années dramatiques, ce sont celles qui vont de 1954 à 1962 : un rêve se brise, l’horreur prend le dessus. Les années mélancoliques, enfin, ce sont celles des « événements » (on ne disait pas la guerre), des meurtres de masse, des enlèvements d’Européens à Oran, de la fuite des pieds-noirs vers la métropole.
En écoutant parler, murmurer plutôt, quelques rescapés de la fusillade de la rue d’Isly en 1962, qui vit l’armée française tirer sur une foule désarmée et faire (officiellement) 56 morts et 150 blessés ; en entendant ces hommes et ces femmes dire leur horreur et expliquer pourquoi ils se sentirent - à jamais ! - trahis, on se pose mentalement une question troublante. Celle-ci : au cours des quarante-sept années passées, avait-on déjà pris la peine, dans les grands médias, de prendre en compte aussi attentivement cette douleur et ces larmes ravalées ? Probablement pas.
Cela valait d’être redit.
Auteur : Jean-Claude Guillebaud -
le 16/08/2009 à 22h53
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